Je me tiens là, seule, devant cette immense plaque en marbre, sévère et glaciale. Depuis longtemps, ici, il n’y a plus âme qui vive. Plantée devant cette immonde dalle mortuaire verticale, je réfléchis, bêtement, à ce qu’aurait été ma vie si tu n'étais pas parti. Tu es là, aujourd'hui, gravé au milieu des autres défunts inhumés. Tu m'as si subitement quittée. Au milieu du décor de pierres froides et de cette verdure en agonie, des arbres abattus par le vent et du ballet déchaîné des feuilles mortes en hystérie, je crois entendre ta voix, puis ton rire, l'espace d'un court instant. Je sens soudainement ton parfum enivrant puis ton souffle exaltant. Comme avant. C'est comme si tu étais là, près de moi. Un frisson parcourt mon corps tout entier et mes mains, plongées dans les poches de mon grand manteau en feutre noir, se crispent instantanément. Comme à chacune des visites que je te rends, depuis maintenant près de deux ans, je sens monter en moi cette intense culpabilité. Cette arrogante, insolente, impudente culpabilité, qui se pointe ici en toute impunité. Ce n'est pas de ta faute. J'enfouis mon visage dans mon écharpe empreinte de patchouli et je me laisse le temps de fermer les yeux pour revoir devant moi les derniers souvenirs de toi et moi encore réunis.
Je sens les larmes monter mais je les repousse furieusement d’un revers de manche. Il ne faut pas que je craque. Je te l'avais promis. Comme pour me secouer, le vent intrépide, soliste de la chorégraphie endiablée de mère Nature, vient s'engouffrer dans ma chevelure blonde, comme pour me ranimer. Je fais machinalement un pas vers la mort, comme chaque fois, vers ton ultime demeure, ici au milieu de ton jardin du souvenir. Les yeux rivés sur ton prénom, je franchis machinalement l'emmarchement en granit puis j'avance prudemment, délicatement, sur la pointe des pieds, d'un pas mal assuré, comme pour ne pas te réveiller. Les petits galets de marbre blanc crissent doucement au contact de mes talons et je manque de glisser alors qu'une pluie fine vient se déposer à mes pieds. Nez à nez avec cette imposante stèle de marbre travaillée avec galbes et arrondis, évoquant pour moi la flamme de ta vie, je déglutis, soudainement affaiblie. Je pose une main tremblante sur cette pierre impassible qui te retient désormais condamné. Je me rapproche encore un peu, comme pour t'enlacer. Je pose mon front sur la plaque funéraire vaillante, les yeux fermés et la gorge nouée. Du bout des doigts, je caresse doucement le marbre gelé pour t'adresser un dernier au revoir puis, lentement, ma main vient d'elle-même, comme guidée par quelque chose, glisser pour se poser sur mon ventre. Je me surprends à être étonnée, hébétée, médusée – comme si je le découvrais pour la première fois – puis je me souviens finalement qu'il est là, lui. J'exerce alors une légère et tendre pression sur mon petit ventre arrondi et cela me redonne le courage de redresser la tête alors que la lumière du jour s'affaiblit.
« Je te présente Léo... » murmurai-je.
Un rideau de pluie vient soudainement s’abattre sur moi. Il est temps. Il est temps pour moi d'aller de l'avant et de tourner le dos à mon passé. Un sacrifice que je n'aurais pas été prête à faire, cette fois-ci, si j'avais été seule et démunie. Mais désormais, il est là. Et, pour lui, je dois continuer de vivre encore longtemps. Me tenant encore là debout, résistant au déferlement de la pluie battante, je prends une profonde inspiration et je t'adresse un ultime sourire, comme pour te rendre fier et t'offrir un meilleur sommeil. La pluie ruisselle sur mon visage mais je lutte encore quelques secondes. Je sais que tu m'aurais dit combien je suis courageuse. Je souris, encore, malgré les larmes que je laisse finalement se mêler aux gouttes de pluie dégoulinantes sur mes joues rougies puis, tout doucement, je décide de me retirer, à reculons, pour savourer ce dernier instant avant de tourner les talons pour m’engager sur le chemin de ma nouvelle vie. De notre nouvelle vie.
© Marion Enin

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